Géographie
Anne-Laure Amilhat Szary, Univ. Grenoble Alpes, CNRS, Sciences Po Grenoble, PACTE, 38000 Grenoble, France
Je suis une géographe qui ne se rattache pas à une école ou une sous-discipline particulière, mais je travaille avant tout sur les frontières. Je m’intéresse plus particulièrement aux configurations spatiales des territoires frontaliers, notamment dans les Amériques, à leurs enjeux tant politiques qu’économiques, dans une perspective de plus en plus postcoloniale et intersectionnelle. Depuis plusieurs années, j’analyse les expressions artistiques relevant du travail plastique, du land art, des performances, à savoir des œuvres placées dans des espaces contestés. Il me semble en effet que ces œuvres d’art interrogent de manière troublante la question de la représentation de l’espace : dépassant la question du figuratif / non figuratif, subversif / politiquement correct, ces artefacts performent activement le lieu, avec d’autant plus de force qu’ils interagissent avec nos imaginaires. Ils permettent de poser autrement la question de la représentation.
Dans ma formation, j’ai commencé par étudier l’histoire avant de bifurquer vers la géographie, à un moment où les travaux d’Alain Corbin étaient très influents. Il invitait à s’intéresser à l’évolution des perceptions de la mer, des parfums, à cet ensemble de représentations caractéristiques d’une certaine modernité. Dans mon travail, la question de la représentation en sciences sociales prend racine dans l’expression des mentalités, de l’imaginaire, elle porte sur la médiation. La géographie que j’ai apprise et que j’enseigne aujourd’hui est résolument constructiviste, on y considère que les représentations sociales et spatiales participent activement à transformer nos relations aux lieux. Qu’est donc une représentation ? Au moins trois choses à la fois, d’où l’intérêt de la notion. Il s’agit d’abord d’un terme qui indique une dynamique entre un objet et un signe qui le désigne, de manière plus ou moins codifiée (un chiffre pour désigner une quantité d’objets par exemple, ou un mot pour une chose). Mais la représentation est plus qu’un symbole, il s’agit d’un faisceau d’éléments qui sont à notre disposition pour accompagner les processus cognitifs, issus à la fois de nos perceptions et de notre imagination.
Les sciences sociales font un recours important aux représentations puisqu’elles travaillent sur une matière qui n’est guère accessible qu’à travers elles : on ne peut saisir les phénomènes sociaux qu’à partir des représentations qu’on s’en fait. Les données quantitatives ne représentent d’ailleurs qu’une possibilité de représentation parmi d’autres (comme leur nom ne l’indiquent pas, elles sont, elles aussi, construites !). La traduction géographique des représentations sociales, ce sont donc les représentations spatiales. Celles-ci peuvent être étudiées de manière individuelle ou collective : « (…) le territoire est à l’espace, ce que la conscience de classe est à la classe sociale » écrivait R. Brunet dans Les Mots de la Géographie, un ouvrage fondamental des années 1990. Les choses sont cependant un peu plus complexes encore, du fait que la géographie fait grand usage de certains types de représentations dans sa pratique scientifique, notamment des cartes. Ces documents de localisation de phénomènes, ainsi que l’usage mimétique de photos illustratives, ont longtemps accompagné la production scientifique sans que leur rôle soit questionné. Il est aujourd’hui établi que, si aucune représentation n’est neutre, il en ressort qu’une carte exprime un point de vue malgré son apparence d’objectivité ; il s’agit même d’un outil de pouvoir extrêmement puissant.
La représentation c’est un mot qui a aussi un sens singulier dans le monde du théâtre et de la danse en tant que moment spécifique de monstration d’un travail, possiblement sur une scène dédiée. Le mot contient alors quelque chose que l’on n’y trouve pas en sciences sociales, à savoir le sens de l’action. La remise en cause de la médiation nécessaire des représentations pour appréhender le social se fonde en partie sur leur aspect en partie dématérialisé, sur l’absence des corps et des pratiques, mais aussi sur la façon dont les représentations peuvent gommer les dominations. La perspective « non-représentationnelle » qui s’est développée, notamment sous la plume du géographe marxiste Nigel Thrift se fonde sur cette critique. Il est difficile cependant de ne pas nous constituer prisonniers de nos propres représentations, que nous fabriquons en permanence et qu’il nous faut donc assumer. Pour ma part, je préfère parler désormais de méthodes « post-représentationnelles », c’est à dire où l’on essaye de passer outre la médiation et se mettre de plein pied avec le social envers d’autres appréhensions, notamment à travers la corporéité, les affects, les émotions.
Dans ma pratique de recherche, j’ai pu redécouvrir la notion de représentation notamment en mettant un œuvre l’antiAtlas des frontières (https://www.antiatlas.net) conçu non pas pour seulement déconstruire mais pour transformer les représentations des frontières, faire bouger ces lignes et contribuer construire un autre imaginaire que celui qui dominait dans les approches géopolitiques classiques. Le fait de participer à la conception de projets théâtraux (http://www.compagnieabc.fr) m’a aussi aidé à transformer cette notion plurielle.
Aujourd’hui, l’intelligence artificielle participe du développement de nouvelles représentations médiées par la machine. En ce sens, les algorithmes et programmes seraient peut-être les représentations matricielles qui donnent une nouvelle échelle à nos horizons de représentation dans les espaces physiques et numériques.
Pour prolonger :
Cédric Parizot, Anne-Laure Amilhat Szary, Gabriel Popescu, Isabelle Arvers, Thomas Cantens, Jean Cristofol, Nicola Mai, Joana Moll, Antoine Vion, « The antiAtlas of Borders, A Manifesto », Journal of Borderlands Studies, 29, 4, 2014, pp.503-512
Pour citer : Anne-Laure Amilhat Szary, « Représentation », Performascope : Lexique interdisciplinaire des performances et de la recherche-création, Grenoble : Université Grenoble Alpes, 2021, [en ligne] : http://performascope.univ-grenoble-alpes.fr/fr/detail/323836