Études en informatique
Rémi Ronfard, Univ. Grenoble Alpes, Inria, CNRS, Grenoble INP, LJK, 38000 Grenoble, France
J’ai une formation d’ingénieur et j’ai fait toute ma carrière dans la recherche en informatique, d’abord dans l’industrie puis à l’Inria, où je suis actuellement directeur de recherche. Le terme de dramaturgie s’est imposé à moi lorsque j’ai commencé à travailler dans le domaine de la reconnaissance des actions dans les vidéos. J’ai été recruté à l’Inria sur un programme de recherche intitulé « des séquences d’images aux séquences d’actions » qui est également le titre de mon habilitation à diriger des recherches (Ronfard 2010). Le tissage des actions dans les images est ainsi devenu un leitmotiv dans ma carrière de chercheur, avec des allers et retours incessants entre l’analyse (comment reconnaître les actions tissées dans les images) et la synthèse (comment représenter les actions en images). Sous l’influence du théoricien du théâtre Eugenio Barba, qui définit la dramaturgie comme l’art et la science du tissage des actions (drama-ergon), j’ai été amené à considérer mon propre travail comme une forme très particulière de dramaturgie.
Dans deux articles assez spéculatifs (Gagneré 2016, Ronfard 2016), j’ai soumis l’idée que je pourrais fonder une dramaturgie numérique en choisissant seulement des actions que mes programmes pouvaient simuler et reconnaître automatiquement. Ce serait une sorte de « théâtre pour ordinateur », une dramaturgie pouvant être appréciée par des intelligences artificielles. Mais aussi une dramaturgie susceptible d’être jouée par des acteurs virtuels et éclairée par des machines autonomes, qui ouvrirait aux auteurs de théâtre des perspectives nouvelles pour représenter sur scène des mondes intérieurs ou imaginaires.
Dans le cadre du Performance Lab, nous avons passé en revue quelques exemples récents de dramaturgies en réalité augmentée (Borrel 2019), et nous avons remarqué qu’elles sont souvent mises au service de textes classiques, qui ne justifient pas toujours le recours aux techniques numériques. Ou alors, ces dramaturgies explorent les nouvelles technologies et les mettent en scène, au lieu de s’en emparer pour raconter de nouvelles histoires.
Certaines dramaturgies numériques actuelles consistent à mettre en scène des textes écrits par des intelligences artificielles. Bien que cela puisse produire des effets spectaculaires, cela me parait un projet plutôt vain. L’option inverse, d’un texte dramatique écrit par un auteur humain spécifiquement pour les scènes numériques, me semble plus prometteuse.
C’est peut-être le sens qu’il faudrait donner au terme de dramaturgie numérique, celle d’un tissage algorithmique des actions humaines dans des mondes virtuels spectaculaires. C’est une perspective qui demeure lointaine et nécessite des recherches laborieuses tant dans le domaine de la vision par ordinateur que celle de l'informatique graphique. J’espère qu’il y aura des dramaturges pour s’emparer de ces nouvelles possibilités et repousser les limites du théâtre dans de nouvelles directions créatives.
Pour prolonger :
Gillian Borrell, Rémi Ronfard, Julie Valero, « Dramaturgies de la Réalité Augmentée », Journées d'Informatique Théâtrale, Grenoble, 2019 [en ligne] : https://tel.archives-ouvertes.fr/LJK/hal-02471493v1 (03/11/21)
Georges Gagneré, Rémi Ronfard, Myriam Desainte-Catherine, « La simulation du travail théâtral et sa « notation » informatique », in Monique Martinez, Sophie Proust dirs., La notation du travail théâtral: du manuscrit au numérique, Manage : Lansman, 2016 [en ligne] : https://hal.univ-grenoble-alpes.fr/hal-00768897/ (03/11/21)
Rémi Ronfard, « Analyse automatique de films : Des séquences d’images aux séquences d’actions », Sarrebruck : Éditions universitaires européennes, 2010 [en ligne] : https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00450230 (03/10/21)
Rémi Ronfard, « Notation et reconnaissance des actions scéniques par ordinateur », in Monique Martinez, Sophie Proust dirs., La notation du travail théâtral : du manuscrit au numérique, Manage : Lansman, 2016 [en ligne] : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01389847 (03/10/21)
Pour citer : Rémi Ronfard, « Dramaturgie », Performascope : Lexique interdisciplinaire des performances et de la recherche-création, Grenoble : Université Grenoble Alpes, 2021, [en ligne] : http://performascope.univ-grenoble-alpes.fr/fr/detail/177817
Études théâtrales
Julie Valero, Univ. Grenoble Alpes, CNRS, Litt&Arts, 38000 Grenoble, France
Spécialiste des formes scéniques contemporaines et des processus de création, j’ai toujours pratiqué la dramaturgie en marge de mes enseignements en arts du spectacle et de mes champs de recherche, à un moment où celle-ci n’était pas considérée comme partie prenante de ceux-là. Les terrains menés dans le cadre du Performance Lab, entre 2018 et 2020, en collaboration avec le chercheur en informatique Rémi Ronfard et la compagnie tf2-Jean-François Peyret, ont donc été pour moi les premiers à être pleinement inclus dans une démarche de recherche.
Le terme « digital dramaturgy » a été formé en amont du dépôt de projet par Rémi Ronfard et moi-même pour désigner tout à la fois un geste artistique et le développement de nouvelles méthodologies de travail. Cette double entrée était le cœur de notre collaboration : choisir, pour développer des outils numériques à destination du secteur professionnel du spectacle vivant, des artistes dont l’identité artistique était marquée par un intérêt pour ces environnements digitaux.
Les « dramaturgies digitales » désignent donc, dans un premier mouvement, des environnements numériques de travail susceptibles de mettre au service d’équipes artistiques – et particulièrement du pôle mise en scène-dramaturgie – des outils simples, malléables capables de traiter une grande quantité de données en peu de temps, tout en conservant et construisant une forme de mémoire du travail en cours. Les terrains menés avaient pour vocation d’évaluer les besoins des équipes, tout en mesurant l’adéquation entre les outils existants et les pratiques en vigueur en répétitions. En effet, l’usage d’outils vidéos, la grande quantité de données tant textuelles que sonores ou visuelles accumulées durant un processus de répétition, par plusieurs acteurs du terrain (assistant·e, metteur·e en scène, interprète, régisseur·e), posent tout à la fois la question de leur stockage, de leur organisation, de leur partage et de leur réutilisation. L’outil développé, Kino Ai[1], s’inscrit dans une lignée d’autres propositions allant dans ce sens (Les Cahiers du Studio du Studio-Théâtre de Vitry ou encore Rekall de Clarisse Bardiot, en collaboration avec Buzzing Light et Thierry Coduys).
Dans un second mouvement, le terme « digital dramaturgy » me semble devoir être élargi à ce que je nomme les « dramaturgies médiatiques », c’est-à-dire des dramaturgies en partie informées par les environnements numériques dans lesquels elles prennent naissance. L’usage de service de stockage et de partage de fichiers, d’outils d’écriture collaborative ou tout simplement l’intégration de recherches web aux pratiques d’écriture n’est évidemment pas sans effet sur celles-ci, comme le prouvent les travaux de nombre d’artistes, qu’il s’agisse du duo Barbara Matijevic et Giuseppe Chico, de la metteuse en scène Émilie Rousset ou encore du Joli Collectif, à Hédé-Bazouges. Le Petit Bréviaire à l’usage des animaux humains du XXIe siècle, de Jean-François Peyret, dont nous avons suivi le premier volet en février 2020 avec l’équipe de Dramaturgies numériques à Grenoble, devait lui aussi être l’occasion de développer des dramaturgies médiatiques, en incluant ces pratiques numériques à l’écriture même de la partition textuelle : il s’agissait en effet de tester comment Kino Ai, au-delà d’être un simple « outil », pouvait aussi devenir générateur d’écritures multimédiatiques en proposant un accès à différentes séquences dramaturgiques et un outil de montage de celles-ci. Les confinements successifs dus à la COVID-19 ont eu raison de cette partie du programme.
[1] https://team.inria.fr/imagine/kino-ai/
Pour citer : Julie Valero, « Dramaturgie numérique », Performascope : Lexique interdisciplinaire des performances et de la recherche-création, Grenoble : Université Grenoble Alpes, 2021, [en ligne] : http://performascope.univ-grenoble-alpes.fr/fr/detail/177817