Géographie
Myriam Houssay-Holzschuch, Univ. Grenoble Alpes, CNRS, Sciences Po Grenoble, PACTE, 38000 Grenoble, France
C’est précisément l’envie de « faire du terrain », lointain, qui, dès la licence, m’a amenée à la géographie comme discipline : l’envie de partir loin, pour découvrir des lieux et des gens, y passer du temps et aller voir « là-bas » ce que j’y deviens. C’est ainsi que je partis d’abord à Madagascar pour un premier travail de recherche, puis en Afrique du Sud et en particulier au Cap, qui est devenu « mon terrain » privilégié. Ce pensant, je donnais en plein dans la mythologie disciplinaire, opérante et problématique, de l’exotique – partie intégrante de son héritage colonial – et de processus de légitimation scientifique spécifiques, où la présence du géographe (ce modèle est masculin, voire masculiniste) sur les lieux, pour observer, noter, mesurer, écouter, produit et valide ses résultats. Cette mythologie a longtemps été peu réflexive.
Mon « terrain », dès lors, était une portion d’espace, celle sur laquelle je récolte des données empiriques en m’y rendant avec régularité, portion d’espace délimitée et délimitant à son tour mon expertise. Cette première définition, venant de l’expérience et apparemment simple, nécessite déjà des nuances : elle fonctionne de manière multiscalaire, en poupées russe, puisqu’ayant enquêté dans les quartiers noirs de la ville du Cap, mon expertise est considérée comme légitime grâce à ce terrain pour l’ensemble de la ville du Cap, le pays dans son ensemble, voire le continent entier (je suis alors considérée comme « africaniste ») ou les villes des Suds (comme géographe de l’urbain, mon identité scientifique changeant avec les géométries des terrains sur lesquels on me reconnaît comme légitime). Le terrain, entendu dans ce sens classique et limité de portion d’espace étudié reflète une discipline qui a longtemps eu tendance à découper le monde en régions, à entrer par les lieux plutôt que par les flux, alors qu’il pourrait être multisitué voire en mouvement, pour suivre les circulations qui modèlent l’espace. Enfin, le terrain est une instance de légitimation disciplinaire : historiquement, plus il est long, lointain, plus il est dangereux (et il faut reconnaître que l’Afrique du Sud se défend bien sur ce critère), plus il « compte » pour légitimer un·e chercheur·e comme « vrai·e géographe » et ses travaux comme valides.
Aujourd’hui, la réflexivité critique s’est enfin emparée du terrain – pour faire la généalogie de cette pratique disciplinaire canonique et normative, pour en esquisser une épistémologie, pour prendre au sérieux les émotions qu’il suscite et sa dimension sensible et corporelle chez le sujet cherchant, pour le construire de manière plus éthique, moins voyeuriste et prédatrice des personnes qui s’y trouvent, et avec qui et non plus sur qui il s’agit de travailler.
Pour prolonger :
Myriam Houssay-Holzschuch, “Géographies de la distance : terrains sud-africains”, Carnets de terrain. Pratiques géographiques et aires culturelles, Thierry Sanjuan dir., Paris : L'Harmattan, 2008, pp. 181-195, [en ligne] : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00326234 (03/11/21)
Anne Volvey, Yann Calbérac, Myriam Houssay-Holzschuch, “Terrains de je. (Du) sujet (au) géographique”, Annales de géographie,687-688, 2012, pp.441-461, [en ligne]: https://doi.org/10.3917/ag.687.0441 (03/11/21)
Pour citer : Myriam Houssay-Holzschuch, « Terrain », Performascope : Lexique interdisciplinaire des performances et de la recherche-création, Grenoble : Université Grenoble Alpes, 2021, [en ligne] : http://performascope.univ-grenoble-alpes.fr/fr/detail/177903