Sociologie
Jean-Paul Thibaud, Univ. Grenoble Alpes, AAU CRESSON, Grenoble, France
Je suis directeur de recherche CNRS au sein de l’UMR Ambiances Architectures Urbanités, équipe CRESSON à Grenoble. Le laboratoire dans lequel je mène mes recherches s’est développé en bonne partie autour de la thématique des ambiances architecturales et urbaines. Je me suis intéressé à la notion d’ambiance après avoir travaillé sur la question de l’expérience sonore ordinaire et celle des espaces publics urbains. Il s’agissait alors de poursuivre des travaux ayant trait à l’expérience sensible urbaine en ne se limitant plus au seul registre sonore.
La notion d’ambiance participe de la montée en puissance du domaine sensible dans les recherches et les créations contemporaines (on pourra se rapporter en particulier au Réseau International Ambiances – www.ambiances.net). Elle ouvre la voie à une conception située, incarnée, partagée et enactée du monde sensible. Avec l’ambiance, il ne s’agit pas seulement de percevoir un paysage ou de mesurer un environnement mais de ressentir des situations, de générer des expériences in situ, et d’éprouver ensemble la contexture sensible de la vie sociale. C’est dire que l’ambiance est de nature fondamentalement pluri-sensorielle, convoquant toutes les modalités de la perception (vision, audition, olfaction, toucher, goût, mouvement…). Il s’agit aussi de faire valoir la dimension pathique, affective et pré-réflexive constitutive de toute ambiance.
Trois points pourraient être retenus de la notion d’ambiance. Premièrement, telle que nous l’entendons au CRESSON, une ambiance se rapporte toujours à une situation précise, à un cadre matériel ou un environnement construit. Nous parlons volontiers des « ambiances architecturales et urbaines » pour signifier l’ancrage de toute ambiance dans un espace-temps concret. Mais précisons qu’une ambiance ne se réduit en aucun cas à un environnement physique objectif, ni d’ailleurs à un état individuel subjectif. Un des intérêts de la notion d’ambiance est précisément de dépasser l’opposition classique entre sujet sentant et objet senti, en s’intéressant plutôt à ce qui donne le ton aux situations et en opérant par le milieu. Deuxièmement, l’ambiance se situe à l’interface de la recherche et de la fabrique. Elle permet tout autant de mener l’enquête que de faire projet, de déconstruire la ville sensible (puissance heuristique) que de la façonner (puissance opératoire). Bref, elle fonctionne à la fois comme un analyseur et un opérateur d’une écologie des sens. Troisièmement, si l’ambiance occupe une place particulière dans les travaux sur le monde sensible c’est parce qu’elle engage une version forte du sensible. L’ambiance n’est pas un domaine sensible parmi d’autres mais bien plutôt ce par quoi le monde devient sensible. Elle n’est donc pas un objet de la perception – comme pourrait l’être par exemple un spectacle ou un paysage – mais la condition même de la perception. En d’autres termes, nous ne percevons pas l’ambiance à proprement parler, nous percevons selon elle. L’ambiance est ce qui rend la perception possible, ce à partir de quoi nous percevons, ce qui fait exister le sensible. À titre d’exemple, je ne vois pas une place de la même façon quand elle baigne dans un soleil éblouissant ou quand elle est recouverte d’un brouillard épais. Ajoutons que le domaine des ambiances n’est pas un domaine isolé, autonome, indépendant des pratiques sociales. Bien au contraire, toute mise en ambiance suppose des performances habitantes qui activent et actualisent les ressources de l’environnement. L’ambiance est ainsi le lieu par excellence de formation de nos habitudes perceptives, d’activation de nos schèmes sensori-moteurs et d’engagement de notre relation socio-esthétique au monde.
Mes travaux ont cherché à développer en particulier une approche pragmatiste (complémentaire en cela d’une démarche de nature phénoménologique plus largement diffusée et à l’origine de la notion), à partir d’enquêtes de terrain diverses et variées qui la mettent à l’épreuve de l’empirie (en travaillant par exemple sur le dérèglement climatique, un quartier contaminé au Brésil, des oasis urbaines au Maghreb, des espaces publics souterrains, la marche en ville). La question que je pose alors n’est pas tant « qu’est-ce que c’est qu’une ambiance ? » mais « que permet-elle de faire, de percevoir, de sentir, de partager, de penser » ? À cet égard, j’ai essayé de montrer que l’ambiance procède d’un art de l’imprégnation.
Pour citer : Jean-Paul Thibaud, « Ambiance / Atmosphère », Performascope : Lexique interdisciplinaire des performances et de la recherche-création, Grenoble : Université Grenoble Alpes, 2021, [en ligne] : http://performascope.univ-grenoble-alpes.fr/fr/detail/177545
Géographie
Derek McCormack, Professeur, Géographie, Université d’Oxford, Royaume-Uni
Je suis professeur de géographie culturelle et je m’intéresse à la performance, aux affects et aux corps en mouvement. Lorsque j’ai découvert pour la première fois la géographie culturelle en tant qu’étudiant aux États-Unis, cette sous-discipline se concentrait principalement sur les problèmes et promesses de la représentation. La plupart des géographes culturels de l’époque s’intéressaient à l’examen critique de la relation entre représentation et significations contestées des espaces et des lieux. L’exposition à trois courants de pensée interdépendants a pour ce qui me concerne modifié cette orientation. Le premier était connu sous le nom de « théorie non-représentationnelle », associée plus étroitement au travail de Nigel Thrift. Le deuxième était l’émergence d’un intérêt des géographes et d’autres pour l’affect et l’émotion. Et le troisième était un plus grand intérêt pour la matérialité comme quelque chose d’irréductible aux objets. Commencer à réfléchir au concept d’ambiance m’a permis de relier ces courants de pensée d’une manière spatio-temporelle caractéristique. L’ambiance suggérait un espace-temps excessif de représentation, palpable sinon tangible, et doté d’une matérialité qui différait de celle d’un artefact mais avait tout autant de force – du moins potentiellement. Il n’est pas compliqué, pour toutes ces raisons, de comprendre comment l’ambiance est devenue un élément si important du vocabulaire conceptuel d’une géographie culturelle post-représentationnelle.
Mon intérêt particulier pour le concept d’ambiance a émergé tout en m’aidant à réfléchir à deux questions. D’une part, la relation générative entre les corps en mouvement et les espaces. Il y a beaucoup de connexions intéressantes à faire ici avec des éléments de la scénographie et de la chorégraphie. La première, par exemple, suppose la génération, la modification et l’atténuation d’ambiances par rapport auxquelles les corps se déplacent. Pour un géographe culturel, le point important ici est que les corps en mouvement sont générateurs d’ambiances en même temps qu’ils peuvent être transportés par les ambiances. La mise en avant de cette relation offre de réfléchir à la politique de l'immersion et de l'influence. Elle permet également de rappeler que l’ambiance n’est pas seulement un concept analytique – les ambiances émergent également dans le processus de pratiques telles que penser, travailler, danser, marcher et écrire.
D’autre part, l’ambiance est aussi devenue un concept qui m’a aidé à lier l’affectif et le météorologique. En d’autres termes, l’ambiance n’est pas seulement une façon de penser à la sensation de l’espace-temps : c’est un moyen de connecter la sensation de l’espace-temps et les propriétés des gaz dans lesquels les corps sensibles sont immergés et auxquels ils participent par des processus comme la respiration. Cela m’a encouragé à éviter de penser les corps comme des objets immergés dans une sorte de fluide – la relation entre corps et ambiances est une relation entre des processus multiples. Il est important de noter que cela s’applique aussi bien aux corps non humains qu’aux corps humains.
Je continue à utiliser et à penser avec le concept d’ambiance tout en m’interrogeant sur ses limites. D’une certaine façon, je trouve maintenant que l’ambiance est un peu comme le concept de rythme tel qu’il apparaît, par exemple, dans le travail de Lefebvre. Je veux dire par là qu’une fois que vous le cherchez, vous le trouvez partout. C’est à la fois une partie de son attrait et une chose qui me fait réfléchir. Il ne suffit pas de souligner que les ambiances existent, ou qu’elles font partie de l’expérience des mondes. Ce qui compte, c’est la différence qu’elles font, les forces qu’elles exercent, les contraintes qu’elles imposent. Ce qui compte, c’est la façon dont elles attirent les corps, animant et épaississant l’espace- temps. Et, bien sûr, comment elles peuvent aussi repousser, étouffer et épuiser.
Pour citer : Derek McCormack, « Ambiance / Atmosphère », traduite par Laure Fernandez, Performascope : Lexique interdisciplinaire des performances et de la recherche-création, Grenoble : Université Grenoble Alpes, 2021, [en ligne] : http://performascope.univ-grenoble-alpes.fr/fr/detail/177545