Géographie
Lise Landrin, Univ. Grenoble Alpes, CNRS, Sciences Po Grenoble, PACTE, 38000 Grenoble, France
Géographe de formation, je découvre le théâtre communautaire au Népal en 2017 dans le cadre de mes terrains de thèse : l’envie de lier géographie, arts performatifs et enquête de terrain devient immédiate. Suite à mon doctorat, je continue de nourrir cette recherche-création avec la compagnie Ru’elles ou plus récemment dans le cadre de la Capitale Européenne de la Culture « Esch2022 ».
Le théâtre déclencheur est un terme créé par Julie Arménio de la compagnie grenobloise Ru’elles (http://www.ru-elles.com). Il considère que nos corps sont des archives vivantes et des empreintes de rapports de domination multiples. Dès lors, l’engagement dans la pratique théâtrale vise à transformer la nature de nos performances ordinaires au travers d’outil comme le théâtre image, la composition de danse, la poésie, les cartes sensibles ou diverses pratiques spatiales exploratoires comme les dérives urbaines. Le théâtre déclencheur n’est donc pas en quête de la scène ou du jeu d’acteur.ice au sens professionnel du terme, mais vise à se réapproprier l’ordinaire au travers d’explorations corporelles.
Suite à une rencontre avec Julie Arménio (Ru’elles) en 2017, nous nous sommes mises à travailler ensemble pour créer des passerelles entre recherche en géographie et création en arts de la rue. Différents terrains ont été explorés à Grenoble (résidence à Chorier-Berriat, Europole ou Presqu’île) ainsi qu’avec des groupes d’étudiant.es (en Licence 3 sur une relecture de la sociologie de Goffman ou avec des Master sur le concept de Violente Paix dans l’urbanisme durable). Mais la richesse analytique du terme de « théâtre déclencheur » dépasse les frontières puisque c’est aussi le terme que j’ai adopté pour qualifier mes pratiques de terrain dans les milieux ruraux du Népal avec la comédienne Pariksha Lamichhane. Ainsi le théâtre déclencheur que j’ai pratiqué entre 2017 et 2021 a-t-il donné lieu à des ateliers avec des adolescent·es népalais.es de castes mixtes, avec des groupes de femmes marginalisées, avec des étudiant.es internationaux de Master ou encore à des chercheur.es de Pacte.
D’un point de vue de chercheuse, le théâtre déclencheur livre de nombreux éléments à l’analyse. En effet, avant même d’étudier ce qui se joue sur scène ou ce qui se performe dans les rues, le théâtre pose la question cruciale de la participation : qui peut s’autoriser à faire du théâtre, dans quelles conditions et quelles contraintes sociales ? Ces questions conduisent à montrer que le droit à l’espace ainsi que le droit à l’expression artistique sont inégalement distribués.
Dès lors le théâtre déclencheur renvoie aussi bien à une pratique de création ; qu’à une méthode de recherche qui explore le potentiel d’un collectif à créer sa propre donnée de recherche. À ce titre il renouvelle les approches de terrain de la géographie et plus globalement des Sciences humaines et sociales en vue d’inclure les émotions, les langages poétiques et les approches sensibles comme des savoirs.
Enfin le terme « déclencheur » permet aussi aux chercheur.es et aux artistes de faire face à la question de l’éthique et de la déontologie de leurs pratiques. En effet, cette méthode immersive qui repose sur une exploration de soi parvient à déclencher des paroles et des actes inédits ce qui est bien évidemment stimulant, mais aussi extrêmement périlleux. Une recherche tout comme une intervention artistique de ce type ne peut faire l’économie de la question suivante : à qui bénéficie l’action, la recherche ou l’acte artistique ?
Le théâtre déclencheur croit au pouvoir des sciences et des arts à réduire l’inégale distribution des savoirs dans une logique d’émancipation collective. Pourtant, je soulève l’enjeu de l’irrémédiable danger de reproduire des violences épistémiques ou de créer des risques psycho-émotionnels au travers de cette pratique. C’est précisément la raison pour laquelle le terme de « déclencheur » est si précieux : parce qu’il permet d’affronter les paradoxes que portent avec elles les logiques d’émancipation, de participation et d’action.
Pour prolonger :
Lise Landrin, « Déclencher, représenter, restituer : le théâtre comme méthode géographique », Cybergeo : European Journal of Geography, 2019, [en ligne]: https://journals.openedition.org/cybergeo/33530 (15/03/21)
Lise Landrin, Julie Arménio, « Les corps pensants, un atelier de « théâtre déclencheur » pour questionner l’incorporation des savoirs », in Pour une géopolitique critique du savoir, Claske Dijkema, Karine Gatelier, Morgane Cohen dirs., Grenoble, 2019, pp.18-25
Lise Landrin, Pariksha Lamichhane, Sirubari a Village on Stage, Paris : Spremout, 2019
Pour citer : Lise Landrin, « Théâtre déclencheur », Performascope : Lexique interdisciplinaire des performances et de la recherche-création, Grenoble : Université Grenoble Alpes, 2021, [en ligne] : http://performascope.univ-grenoble-alpes.fr/fr/detail/177571