Études en danse
Alexandra Kolb, Professeure, Danse, École des arts, Université de Roehampton, Londres, Royaume-Uni
Je suis professeur en danse à Roehampton, une université londonienne, et j’enseigne les études chorégraphiques dans leurs aspects contemporains et historiques. Ayant moi-même une formation en danse, j’ai entrepris en 1999 un doctorat sur la danse et la littérature dans l’Allemagne du début du XXe siècle dans une université britannique, en m’appuyant fortement sur les théories féministes et du genre. J’ai fini par admettre que ces dernières constituaient un cadre méthodologique approprié pour mon projet, mais j’ai d’abord été réticente à m’y engager, craignant de découvrir des vérités gênantes sur les relations entre les genres – en particulier en Allemagne qui, à l’époque, était connue pour ses attitudes conservatrices en matière de genre et son faible taux d’emploi des femmes.
En commençant par Gender Trouble (Trouble dans le genre) et Bodies that Matter (Ces corps qui comptent : de la matérialité et des limites discursives du “sexe”) de Judith Butler, recommandés par mon directeur de thèse– des livres complexes et très influents, publiés au début des années 1990 – j’ai été intriguée par les liens que fait Butler entre le genre, la performance et la performativité, ses théories sur la fluidité du genre et sa distinction du sexe, et les liens entre le genre et la sexualité́. La danse, bien sûr, utilise le corps physique comme principal instrument et met ainsi fortement en jeu les identités de genre. La théorie de Butler peut utilement éclairer et aider à analyser les représentations du genre dans la danse, d’autant plus qu’elle est étroitement liée à la performance – même si, et il est important de le souligner, le concept de performativité de Butler est différent car le genre n’est pas consciemment joué.
J’ai également lu Le Deuxième sexe de Simone de Beauvoir, qui a fait date dans son rejet d’une relation causale entre sexe et genre – et d’autres théoriciens français et allemands. Mais ce n’est qu’en rencontrant des auteurs et autrices du début du XXe siècle qui prônaient ce que l’on a plus tard nommé un essentialisme du genre – l’idée que les hommes et les femmes ont des essences innées et fixes dues à leur nature biologique avant l’imposition de la culture - que j’ai vraiment saisi le changement conceptuel qu’implique l’affirmation de Butler selon laquelle le genre est socialement construit. L’essentialisme est aujourd’hui très décrié, dans les études en danse et au-delà, mais au début du XXe siècle, les femmes étaient souvent littéralement considérées comme des altérités insignifiantes pour les hommes, et devaient se forger une identité. Les premiers chorégraphes modernes se sont débarrassés des images conventionnelles de la féminité dans les ballets, telles que les nymphes ou les fées dont le vocabulaire dansé reflétait les stéréotypes de genre féminins (en utilisant par exemple des pas petits et délicats). Certaines interprètes ont recherché l’expression authentique d’une féminité innée selon des critères essentialistes, notamment Isadora Duncan dont la danse était fondée sur les spécificités du corps et de la psychologie féminins. D’autres, comme Valeska Gert s’inspirant parfois de mouvements à connotation masculine (la boxe, notamment), révèlent une notion de genre plus artificielle, proche de celle de Butler. D’autres enfin, comme Mary Wigman, sont difficiles à catégoriser.
Depuis mon doctorat, je suis souvent revenue aux théories du genre en tant qu’outils analytiques centraux et inspirants : par exemple, dans des essais sur la post-privacy, le sexe et l’intimité ; sur Mata Hari et l’exotisme ; pour ce qui concerne la politique de l’État ou du gouvernement ; dans l’examen du plaisir féminin dans le ballet (réfutant les affirmations unilatérales selon lesquelles il s’agit d’une forme misogyne) ; et dans le travail sur la figure typiquement féminine de la sorcière. La valeur de l’application du genre à la danse est très variée, puisque les chorégraphes renforcent ou minent le binarisme du genre dans leurs œuvres, parodient les notions d’identité sexuelle (comme les Ballets Trockadero de Monte Carlo) et utilisent le mouvement pour représenter des sexualités hétéro-normatives ou LGBTQ sur et en-dehors de la scène. Je pense que le genre restera une notion contestée et historiquement contingente, dont le déploiement dépend fortement de la perspective d’un individu ou de celle plus large d’une société. La difficulté d’appliquer les théories du genre à la danse est que l’on est tenté de les imposer au corps dansant, plutôt que de laisser le corps lui-même trouver sa propre voix. Dans la pratique, la façon dont les corps se meuvent sur une scène ne reflète pas toujours des positions théoriques claires et nettes, et reste donc merveilleusement – ou problématiquement – ambivalente.
Pour citer : Alexandra Kolb, « Genre », traduit par Laure Fernandez, Performascope : Lexique interdisciplinaire des performances et de la recherche-création, Grenoble : Université Grenoble Alpes, 2021, [en ligne] : http://performascope.univ-grenoble-alpes.fr/fr/detail/177831