Études en arts et technologies numériques
Andrea Giomi, A.T.E.R., Arts et technologies numériques, Univ. Gustave Eiffel, Paris, France
Le paradigme d’embodiment est depuis toujours demeuré central dans ma recherche en se révélant une notion charnière à la fois dans mon approche philosophique et dans ma pratique d’artiste-chercheur en musique et en arts numériques. Je me suis tout particulièrement intéressé à cette notion dans le cadre de la cognition musicale incarnée, ainsi que de la philosophie de la technique. En effet, il convient de noter que la théorie de l’embodiment, issue originairement de la phénoménologie merleau-pontienne, a fait, dans les trente dernières années, l’objet d’applications très variées dans des domaines tels que les neurosciences, la psychologie, l’anthropologie, les études de genre, l’interaction homme-machine et les arts, en devenant ainsi une clé de voûte de la pensée contemporaine.
La popularité de cette notion peut s’expliquer par le fait que le corps a gagné pendant le XXe siècle une importance remarquable dans les arts, la culture et les sciences, en devenant non seulement un objet d’étude privilégié mais aussi le lieu d’origine de tout phénomène d’expression et de connaissance. Le fait « d’être corps » devient ainsi la condition préalable de notre ouverture expérientielle au monde. Par cela, le terme embodiment nous renvoie à deux processus majeurs qui décrivent notre relation primaire au monde. D’une part, cette notion suggère que l’ensemble des processus de connaissance, de communication et d’affection, y compris les processus cognitifs de haut niveau tels que le langage, reposent sur la nature essentiellement incarnée de la perception. Plus particulièrement, c’est grâce au corps, et au mouvement corporel que j’accède au monde et aux autres. D’autre part, la corporéité n’est pas une structure fixe, mais plutôt un réseau dynamique capable d’intégrer l’altérité, y compris les objets techniques, dans son propre système sensori-moteur. De ce point de vue, l’embodiment identifie notre capacité à redéfinir constamment nos habitus corporels et kinesthésiques par le biais du monde externe.
Dans ma recherche sur les technologies en art et sur le rapport entre geste et son, j’ai travaillé la notion d’embodiment afin d’interroger le rôle de la technologie dans la pratique artistique performative, tout en développant des approches à l’interactivité qui mettent au centre la capacité de la technique d’induire une prise de conscience sensori-motrice et proprioceptive du corps. Je me suis intéressé à cette notion également en relation à l’écoute incarnée. Selon les approches incarnées, les activités liées à la formation du sens musical émergent de l'interaction mutuelle entre perception et action tout en remarquant le rôle central du corps et des mouvements corporels dans les processus de connaissance.
Dans le cadre de mon travail postdoctoral au sein du Performance Lab, j’ai pu me servir de cette approche à l’occasion de plusieurs expérimentations pratiques portant sur le rapport entre geste et trace sonore. En particulier, dans un atelier co-dirigé avec Gretchen Schiller et la chercheuse brésilienne Ivani Santana nous avons expérimenté l’utilisation des algorithmes d’apprentissage automatique pour archiver un certain nombre de gestes ordinaires (issus du quotidien), que nous avons ensuite associé à des échantillons sonores particuliers. Le système permettait d’évaluer en temps réel la cohérence entre le geste exécuté et le geste enregistré auparavant en produisant un retour sonore spécifique pour chaque geste. Dans le cadre de l’atelier, auquel ont participé une dizaine de membres du Performance Lab, nous avons pu expérimenter comment le son permettait aux participants de retrouver la qualité gestuelle souhaitée tout en fonctionnant comme une sorte de trace auditive sollicitant la mémoire incarnée du corps. Cette expérience suggère que l’auditeur se trouve impliqué dans une « boucle interactive » avec l’environnement sonore, dans laquelle le couplage action/prédiction – c’est-à-dire le rapport entre le geste musical (dans ce cas le geste orienté par la trace sonore) et les patterns cognitifs de représentation de l’action, canalisés par l’écoute – est renforcé par le processus d’incorporation kinesthésique du son.
Pour prolonger :
Andrea Giomi, « Virtual Embodiment. An Understanding of the Influence of Merleau-Ponty’s Philosophy of Technology on Performance and Digital Media ». Chiasmi International, 22: « Mirrors and Other Technologies », 2021, pp. 297–314
Andrea Giomi, « Pour une approche de l’écoute incarnée. Corps, technologies et perception », Hybrid. Revue de Arts et de Médiations Humaines, 6: « L’écoute », 2019. [En ligne] http://www.hybrid.univ-paris8.fr/lodel/index.php?id=1300
Pour citer : Andrea Giomi, « Incorporation », Performascope : Lexique interdisciplinaire des performances et de la recherche-création, Grenoble : Université Grenoble Alpes, 2021, [en ligne] : http://performascope.univ-grenoble-alpes.fr/fr/detail/177819