Études en danse
Carolane Sanchez, Maîtresse de conférences, Arts de la scène, Univ. Bourgogne Franche-Comté, France
Carolane Sanchez est docteure en Arts de la scène depuis 2019, auteure d'une thèse-création intitulée « Ce qui fait flamenco : palimpseste d'une recherche-création avec Juan Carlos Lérida » (Université Bourgogne Franche-Comté). Elle mène de façon entremêlée à sa recherche universitaire son activité de pédagogue et artiste-chercheuse.
Après un début de pratique de la danse flamenco à Lyon, je suis partie vivre en Espagne, à Séville, puis Madrid, pour me former auprès de pédagogues.
Ce qui m’attira vers la pratique du flamenco, fut à la fois ce qui deviendra plus tard une des raisons conflictuelles à mon épanouissement dans sa forme : à savoir cette injonction tacite à devenir disciple du compás. Pour expliquer brièvement cette notion ici, il faut savoir que chaque palo flamenco (style musico-chorégraphique caractérisé par des spécificités harmoniques et mélodiques) est construit à partir d’un compás (un patron rythmique, aux accents déterminés). Dans la compréhension commune des instrumentistes, le compás, qui se répète de façon continue, est régit par des codes d’entrée et de sortie (à l’intérieur même du compás). Cette codification vient structurer les jeux de dialogue entre performers et créent des effets de questions/réponses entre les participants (instrumentistes, palmeros, danseurs).
Une des problématiques qui survient lors de l’apprentissage du flamenco, c’est que lorsque l’on performe à partir de son langage et donc depuis ses codes, on pourrait avoir tendance à se focaliser sur le respect du compás, tant on peut appréhender d’en sortir. En effet, on dit et on entend souvent dans les cours qu’il ne faut surtout pas « estar fuera de compás » dans le flamenco. « Sortir du compás » (traduction française) génère une rupture du flow de la machinerie collective. En effet, le groupe, par les palmas, les instruments, les jaleos, accueille et encourage la décharge d’énergie du performer, à condition que cette explosion soit organisée dans le temps, le rythme. Durant ma formation au flamenco, je me suis ainsi souvent représentée le compás comme un cadre sacro-saint, dont le Père Flamenco assurerait la puissante gouverne. Cette appréhension de perdre le compás lors de la performance flamenco, se manifeste d’ailleurs souvent dans les corps des apprentis-flamenco, qui ont tendance à se plonger dans la juerga à partir d’un corps en tension, rigide. Or, il me semble qu’un défi incombant à la technique flamenco -et c’est ce que j’ai pu plus spécifiquement questionner, par la pratique, au cours du workshop donné par Juan Carlos Lérida à Séville, en 2016, tend à appréhender le compás dans le flamenco, à partir d’une conscience dirigée davantage vers le ressenti de la pulsation, ce qui amène le corps à un état d’exploration avec le rythme, qu’il soit audible, visible ou non, mais surtout, d’ancrage interne.
En fait, un des enjeux de l’apprentissage du flamenco selon moi, concernant ma recherche et pratique, consiste à penser comment explorer une approche intérieure du rythme, afin qu’à partir de cet état, on puisse jouer avec le cadre du compás (et donc, investir aussi d’autres modes de jeu dans la relation aux autres) pour investir la « chair » du squelette rythmique. Ainsi, si l’on est plus dans une attention vers la pulsation, on peut alors être davantage à l’écoute de soi, de ce qui se passe autour, et réagir plus sensiblement à d’autres informations sensorielles nous parvenant (je pense alors aux ressentis de la chute du temps selon les palos interprétés, à se laisser aller à des réponses motrices pour accompagner les informations auditives émises par le chant, la sensation de la vibration du taconeo, etc.), etc. En m’immergeant dans ce sentier d’exploration, c’est à ce moment-là, que m’est apparue de façon plus claire, que mon conflit à l’égard des stéréotypes formels incombant parfois à l’expressivité du genre flamenco, s’expliquant par les codes inhérents au fonctionnement de la structuration même du compás (je pense par exemple à l’attitude de fermeture des cierres s’effectuant sur le 10 pour les compáses de 12 temps), pouvaient être investis à partir d’une approche plus interne, moins dans la démonstration d’une forme de combattivité, car le corps-rythmique émerge d’un autre endroit d’écoute, ce que Bonnie Banbridge Cohen pourrait appeler « l’écoute cellulaire ». Être plus à l’écoute de la pulsation, dans son dialogue avec le silence, en résonnance aux informations sensorielles nous parvenant, invite à explorer un rapport au rythme, qui semble propice à une exploration encore plus somatique avec le compás, et le jeu corporel qui en découle m’intéresse sensiblement.
Pour prolonger :
Corps flamenco, film documentaire indépendant, Julien Artru (réal., prod.), Carolane Sanchez (co-auteure), avec Juan Carlos Lérida, 52 min., 2017.
Juan Carlos Lérida et Carolane Sanchez, « Regards croisés sur l’après-thèse : bilans et perspectives d’une collaboration en recherche-création » / « Miradas cruzadas sobre la post-tesis : evaluaciones y perspectivas de una colaboración en investigación-creación » (fr./esp.) in carnet de l'Atelier des doctorants en danse, Centre national de la danse, ISSN 2678-8292, 2020, consultable sur le lien : https://docdanse.hypotheses.org/1181.
www.carolane-sanchez.com
Pour citer : Carolane Sanchez, « Rythme », Performascope : Lexique interdisciplinaire des performances et de la recherche-création, Grenoble : Université Grenoble Alpes, 2021, [en ligne] : http://performascope.univ-grenoble-alpes.fr/fr/detail/177575